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L'Ecole du Puits Eloge du Passage et Critique du Libertaire sans cervelle |
Mizar
Comitaire actif
Kil'sin
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Le Sukra 15 Agur 815 à 17h13 |
...connaître toutes les facettes du langage est une question vitale.
Autant pour parler que pour écouter.
Celui qui parle, sait à l'avance ce qu'il a à dire. Alors que celui qui écoute, le découvre.
Il doit être actif, pas juste prendre ce qu'on lui donne, comme une de ces bêtes d'élevages kildarienne que l'on fait brouter sagement.
Faîtes le lien avec nos précédents "échanges", celui sur l'Altérité, celui sur le Beau, l’Éloge, l'Agressivité, les formules performatives, etc. Ce sont là des notions un peu formelles qui ne servent qu'à organiser le discours. Mais derrière, nous avons tous fait au moins une fois l'expérience de leurs effets. Aussi, je ne peux pas dire qu'il n'y ait qu'une recette secrète contre la mauvaise écoute.
Par contre, ne doutez pas : une mauvaise écoute favorise l'avènement des beaux parleurs, des orateurs mal intentionnés, des discours faciles et des couleuvres enveloppées dans des paroles de soie. Quand le discours se donne pour projet de vous convaincre ou de vous transmettre une idée, il vous faut au moins comprendre les Mots dont il use, pour ensuite voir les contours de l'idée qu'il porte, jusqu'à déceler l'intention qu'il cache. Qu'il s'agisse d'un échange ou d'un monologue.
Meilleur est le public, meilleurs seront les discours. Et si les Idées qu'ils offrent ne valent rien, ils n'auront rien derrière quoi les cacher.
Vous ne devez jamais subir les Mots qu'on vous inflige.
Ne cédez pas à cette exigence, voilà mon invitation.
Une invitation à dépecer un discours, à ne lui montrer aucune pitié.
Et chaque Kil'sinite s'y employait avec ardeur. A tel point que les gens des autres quartiers y allaient à tatons avant d'entamer un dialogue avec ces féroces interlocuteurs.
Mizar n'avait pas de plan, pas de démonstrations, pas de programmes, pas de techniques. Seulement une certaine expérience du discours. Sans oublier qu'il avait eu pour précepteur un certain Sytrara, à l'époque où l’École de la Lyre connaissait ses heures de gloires, bien avant la promotion de Kabal Sar'dam. Toutefois, même sans structure particulière, cela ressemblait à une conclusion. Ces séances, il les appelait "Échange". Ni leçon, ni cours, ni exposé. Il livrait un propos, pour servir de matière à un débat. Généralement les séances s'enchainaient selon un fil rouge, que les plus assidus suivaient durant des mois. Ils construisaient ensemble une pensée, l'affinaient, la contrariaient si nécessaire. On y sculptait donc son Passage.
...Sin'eth, je ne comprends pas. Tu as dit l'autrefois que même en grattant de toutes nos forces, nous n'atteignons au mieux qu'une "presque" Vérité. Partielle. Du coup...l'exigence dont tu parles, en plus d'être difficile, n'est-elle pas vaine?
Le Sin'eth était celui qui faisait oeuvre de Passage. Le mot était utilisé un peu à toutes les sauces pour désigner l'orateur, le professeur, le précepteur, etc. Et ceux qui écoutaient était les Sin'al, bien que moins utilisé.
***
Ecole du Puits, qui porte bien son nom.
***
La question venait d'un des gamins de l'assemblée -formée de kil'sinite de tous âges, bien que majoritairement assez jeune-. Celui là avait un regard aiguisé, un regard qui ne laissait pas compter le nombre des saisons qu'il avait vu. Et personne ne l'avait interrompu, le discours était limpide. Un Kil'sinite en plein essort. Mizar répondit très simplement.
Elle peut l'être, oui.
En effet ce dont nous parlons ici est une obligatoire de moyen. Pas une obligation de résultat.
Cela n'enlève rien à l'exigence. Mais il faut accepter la contingence, l'accident, l'échec. Il n'y a pas de recette magique, sinon que de ne jamais céder.
Si tout était prévisible à l'avance, où serait la liberté?
Poser la pierre était une difficulté sans nom. Il fallait nettoyer, voir détruire tout ce que la vie nous enseignait pour pouvoir reconstruire une philosophie où le Libre est possible. Et ce gamin avait déjà posé de nombreuses pierres. Comme nombres de Kil'sinites, il avait l'esprit affûté, bien qu'encore manquant d'expérience, il se détachait déjà de la façon dont pensait un enfant du Kil'dé ou du Kil'dara.
On ne naît pas kil'sinite, on le devient. Et en réalité, c'est un travail de longue haleine. La liberté a cela d'incroyable qu'elle nous échappe en même temps qu'on en use. Nos choix nous déterminent à chaque seconde. Il s'agit donc d'un jeu fin, subtil, et constant. A aucun moment, le choix ne se dérobe. A aucun moment vous n'êtes pas libre.
C'était du moins la croyance de Mizar.
Dans l'insondable, l'incompréhensible, l'Absurde, il fallait poser sa pierre. Puis construire dessus. C'était donc une chose à bien réfléchir,à ne pas laisser au hasard. L'instinct n'était pas à dénigrer, au contraire, il nous apprenait tant de chose sur nous même, sur notre nature. Et il nous sauvait la mise tant de fois. Mais il ne devait pas voler la vedette à l'intellect. Au discours de la pensée. A l'intention d'un Passage.
L'Ecole du Puits avait été fondée sur cette idée. Au départ pour se libérer de l'emprise de l'Ecole de la Lyre. Et parce qu'aux choses belles -qu'il admirait plus que tout-, Mizar voulait associait les choses simples, revenir à la source du Passage, mettre en lumière la candeur d'un Kalmeth, tout comme il avait dû exister tant d'autres Kil'sinites oubliés dans l'Histoire, mais pas moins valeureux. Lutter contre les beaux discours, le travail se faisait au quotidien.
Mais la séance d'aujourd'hui allait prendre une tournure inattendue.
Loin des questions du Beau et de l'Utile. Le Passage et la Liberté allaient se livrer à une passe d'arme.
Voyons voir...
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Dans l'Entrelac, vous reconnaîtrez son empreinte entre toutes. La sensation de passer la main sur une peau rêche. Un léger amusement qui ne sera pas le votre. Une grande lueur puis...l'image: une pupille brûlée.
L'Aveugle
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Mizar
Comitaire actif
Kil'sin
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Le Sukra 15 Agur 815 à 17h23 |
Un krolanne d'âge mûr intervint alors.
Samin a raison. A quoi bon l'exigence quand on se rend compte tous les jours que tout n'est que question de pouvoir?
Hors le pouvoir vampirise la liberté, notre liberté.
Etre libre ou être puissant, le choix est vite fait.
Tout doucement, les choses se corsaient. Bien que sans surprise, puisque l'échange philosophique implique que l'on ressasse sans cesse les même questions en les confrontant à des difficultés nouvelles.
L'Aveugle se tourna vers l'homme comme si il arrivait à le voir dans l'Assemblée.
Es-tu sûr, Marik?
Tout dépend ce que l'on entend par "être libre".
Je répondrais pour ma part qu'il vaut mieux chercher sa liberté. La puissance comme une fin en soi -non comme un moyen- est indissociable de la notion de destruction. Et au sein de la krolannité, je dirais même que c'est un penchant "auto-destructeur". Cette question que tu poses c'est le dilemme de toute vie de groupe, de toute organisation.
Dois-je vraiment exposer ce qui est notre fondement au final?
Silence de l'assemblée. Cela valait consentement.
Chacun était désireux d'entrer dans les détails, de reprendre toute la problématique en son ensemble.
Le problème étant qu'à force de dévier du sujet, ils n'abordaient les concepts que de façon superficielle. Mizar commençait à craindre de louper sa mayonnaise.
Bien, nous les avons les expériences autour de nous : sans parler du Kil'darogan, il y a eut les anciens Kils, mais aussi les Ligues. Et je crois pouvoir dire qu'ils ont tous été guidé, au moins à un moment par une envie de puissance. Résultat, ils se sont presque tous entretués. Voilà à quoi mène le désir de puissance.
Vous me direz, "Et le Kil'dé?". Sans la Faille, que serait-il? Ils se targuent d'une Sagesse religieuse, là où en réalité ils ne font qu'assoir une puissance bien maîtrisée. Heureusement, l'une pondère l'autre et cela nous préserve pour le moment d'une crise, qui ne fait qu'être reportée à plus tard. Car à l'inverse, le Kil'dara, personne ne doute qu'ils en voudront toujours davantage. Ce jeu là, bien que par certains endroits divertissants, on sait comment il va finir.
Le Kil'sin assume une puissance qui n'est qu'un moyen pour préserver notre singularité.
Kalmeth ne nous a pas seulement laissé l'idée de Passage, qui est tellement vague -ou vaste- qu'on ne peut vraiment la définir. Non, notre bon tavernier nous a ouvert les yeux sur Syfaria. Sur notre place ici. Et sur l'autre façon que les krolannes ont de mener leur vie. Il a coupé le cordon avec les volontés auto-destructrices.
Préfères tu une vie où on écrase ton individualité sous le poids du nom de cette terre hostile?
Ou une vie où ta personne est prise en compte et chacun de ses choix, au point que derrière elle, se dressera un Passage?
Personne n'était aveugle -Mizar non plus donc- sur ce que la puissance apportait. Le discours ici n'était pas un pamphlet "contre" la puissance. Même si quelques faibles esprits pourraient le penser. La nuance ici se trouvait dans la vanité du désir. Pas seulement celui de puissance. Aucune question ne pouvait être tranchée froidement. La raison ouvrait les pistes mais venait s'y mêler le jeu stochastique des contingences.
L'homme à qui il avait répondu, Marik, poursuivit alors.
Donc, pour le kil'sinite lambda, c'est une obligation de moyen que de préserver sa liberté.
Par contre, en tant que groupe, communauté, Quartier, cela peut devenir une obligation de résultat.
A t'entendre, Sin'eth, il faudrait n'avoir aucune ambition sinon que de vivre libre, de mener une vie pleine et intense.
Ne doit-on pas justement viser la pérennité de la communauté?
Acquiescement de Mizar.
Je pense que tu as raison. Nous ne pouvons pas réduire nos existences à une simple recherche personnelle. Dans l'idée de Passage, il y a celle de Partage. La Transmission n'a pas de sens si nous ne pensons qu'à nous même dans un instant présent sans projection vers un futur possible. La question du vivre ensemble est une priorité.
C'est même indispensable.
Léger temps de réflexion. La réfutation était longue à se mettre en branle ce jour-ci.
Les gens présents là avaient une attitude légèrement en recul. Actif dans leur écoute, mais prudent dans leur réaction.
Un autre leva la main pour se manifester.
Sur le Kil'dé, je suis désolé, mais cela ressemble assez à la description que tu viens de donner.
Leur puissance n'est qu'un moyen pour faire perdurer leur Culte.
En quoi vaudrait-il moins que nous?
Haussement de sourcils du fondateur de l'Ecole du Puits.
Pas plus que pour les adorateurs du Pouvoir, je n'ai dit que le Kil'dé valait moins que nous.
Cela ne se compare pas ainsi. Et c'est d'ailleurs là le point central d'une de nos distinctions. Nous préservons le choix, avant même l'idée de liberté. C'est tout. C'est notre "choix" que de célébrer la "possibilité de choisir", de passer ce qui est au plus profond de nous, le plus indépendamment possible de nos déterminismes.
Kil'dé est simplement notre anti-thèse.
Il ne célèbre pas, il vénère carrément le fait de ne pas choisir. Ce choix initial détermine tous les autres. On se demande comment d'ailleurs.
Mais la différence ne fait pas un jugement de valeur.
Au contraire.
L'Echange d'aujourd'hui était compliqué. L'Aveugle sentait que quelque chose ruminait. Le propos initial avait cédé la place à un voile d'idées sans contours jetées là en patûre pour que lui, simple citoyen, délivre la bonne parole. Il n'aimait pas cet exercice là et ne s'était jamais senti l'âme d'un prêcheur ou d'un vendeur d'espoir.
***
Calliopée, proche connaissance de Mizar.
***
La question suivante allait encore plus le faire grimacer, intérieurement.
Et les Lanyshstas. Eux sont sans bannières, sans Quartier. Ils peuvent agir dans l'ombre, contre nous.
Un autre ajouta.
On dit même qu'ils ne sont pas krolannes, que c'est comme une race à part. Ils mettent en péril toutes nos fondations.
Quand une vieille krolanne compléta.
D'autant qu'ils avaient été prédit par le Kil'dé. Ils ont p'tet pas de choix, au moins ils savent ce qui va leur arriver.
Laissant place à un brouaha d'interventions et de petites appartés entre les personnes de l'Assemblée, apparemment tous communément d'accord sur la problématique, bien que pas forcément tous nécessairement en faveur d'une épuration éthnique -disons le ainsi-.
Le silence et le regard -bien que vide- fixe de Mizar ramena tout le monde au calme après quelques instants. L'abcès était crevé, il fallait le laisser se vider au moins cette fois ci.
Comment pouvez vous juger ce que vous ne connaissez pas?
N'est ce pas tout le sujet de nos séances? De nos échanges? de la vie Kil'sinite?
Nous aiguisons notre esprit contre les croyances, contre la paranoïa, contre la peur, contre les "on-dit", contre les intentions cachées et nos propres défaillances.
Restez Kil'sinite bon sang! Ne vous mettez pas à juger comme ces troupeaux du Kil'dara.
Nous avons appris à faire du cas par cas, à juger sur pièce, à communiquer et à continuer d'apprendre à tout âge.
Pourquoi faudrait-il soudainement faire différemment avec ces Lanyshstas?
Les traquer ou leur tendre la main?
Peu m'importe, tant qu'on ne généralise pas, qu'on ne cède pas sur nos exigences.
Amusez vous à mettre les individus dans un sac, un jour cependant, ne vous étonnez pas de vous retrouver vous même aussi dans un sac.
Nouveau silence dans l'Assemblée.
Pour sûr ce sujet était loin d'être terminé. Il faudra sans doute réserver une séance complète pour en explorer les travers.
Un des adolescents prit la parole.
Tu voudrais qu'on ferme les yeux sur le danger, Sin'eth.
Ne peut-on pas être libre et pragmatique?
Décidément, c'était difficile de revenir sur les rails. Et Mizar contint sa désapprobation quant à la façon de poser la question du jeune homme.
Pas tant sur la forme, que sur le fond, dévoilant un certain amalgame dans plusieurs notions importantes.
Evidemment que si.
...Etre libre! Ah! C'est donc tout ce à quoi nous sommes réduits? C'est donc tout ce que vous retenez de nos échanges?
Voyez comme notre discussion a été détourné de son objet premier. Le Discours, je rappelle.
Je sens dans l'Assemblée, je le sens tous les jours, il y a une angoisse. La peur de perdre la liberté. On le sait, on le sent.
D'autres préoccupations viennent nous embrumer l'esprit. Le Kil'dara n'y est pas indifférent, je suis passé au Comité des Joies de la Pierre Bleue, hier. Les mineurs sont exténués, les cadences augmentent, les demandes des Grands Comités deviennent presque des ordres formels. Les Temps changent et le déséquilibre qui pointe son nez met en péril nos idéaux. C'est la peur qui s'insinue.
Et je dirai que c'est davantage maintenant qu'il faut faire montre de bonne écoute. D'esprit aiguisé.
Dans le tumulte, on a vite fait de vous faire avaler des salades.
Alors, être libre! Certains n'ont que cela à la bouche. Mais savent-ils ce que cela veut dire?
Regardez nous aujourd'hui. Pour être kil'sinite il suffirait d'être libre, de se sentir libre?! Juste en le disant! Je le dis donc je le suis!
Quel projet! La recette magique, n'est ce pas?
Je me dispute assez souvent avec le groupe des Veilleurs Blancs pour ne pas vous resservir l'affaire en son entier.
Etre libre n'est pas une injonction divine ou de l'auto-conviction. C'est une construction.
Plus l'esprit est aiguisé, plus il domine le Réel.
Sinon, c'est un impératif qui laisse libre court à la Folie. Ou à l'Anarchie.
Et aucun des deux ne délivrent un Passage.
Un sans-issue, tout au plus.
Comme je l'ai dit plus tôt : il n'y a pas de recette magique.
Par contre, s'il faut choisir, si on peut choisir, alors je préfère me battre pour protéger notre vision du monde.
Nous résoudre à une approche plus pragmatique sans céder sur notre philosophie, voilà notre enjeu.
Le pragmatisme est un joli mot dans lequel on confond le court et le long terme. Le réalisme et la perspicacité.
Ceux qui prétendent en détenir la substance absolue ne savent même pas qu'ils se trompent.
Et voilà une autre raison pour laquelle il vous faut maîtriser le discours.
Et faire montre d'une écoute active, savante, et perspicace.
Il s'arrêta là car il venait péniblement de rattacher le wagon à son propos initial. Obligé à faire le grand écart entre des concepts qui l'obligerait à aborder des questions soit métaphysique -pour noyer l'assistance-, soit géopolitique -pour effrayer son assistance-. Pas aujourd'hui, pas dans ces conditions. Bien qu'avançant sans structure, il connaissait les grands principes, les grandes méthodes. Et aujourd'hui, on pouvait le dire, l'échange lui avait échappé.
Malheureusement suite allait le confirmer, pour achever définitivement cette journée.
Un bellâtre s'approchait. |
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Dans l'Entrelac, vous reconnaîtrez son empreinte entre toutes. La sensation de passer la main sur une peau rêche. Un léger amusement qui ne sera pas le votre. Une grande lueur puis...l'image: une pupille brûlée.
L'Aveugle
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Mizar
Comitaire actif
Kil'sin
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Le Sukra 15 Agur 815 à 17h31 |
Ses yeux abimés cherchaient une silhouette dans l'assemblée. Quelqu'un qui lui apporterait un peu de soutien, simplement par sa présence : Calliopée. La krolanne se trouvait là, il le savait, elle devait l'observer et s'amuser de la situation. Après toutes ces années, elle se délectait de ces petits moments où les Mots échappaient à Mizar. Elle le connaissait tellement qu'elle pouvait prédire qu'il ne "lâcherait pas l'affaire". Ni sa séance, ni les problèmes soulevaient là...sous ses yeux.
Pourtant ce ne fut pas Calliopée qui interrompit l'Aveugle, mais la voix d'un krolanne un peu à l'écart de l'Assemblée et qui s'en approchait tranquillement. Son ton était saupoudré d'un sarcasme à peine discernable.
J'ai connu des Fous, bien libre, mon cher Sin'eth, et bon passeur en plus.
Et autour de nous, ils sont nombreux qui prônent un anarchisme absolu, et qui ont une belle vie.
Dirais-tu que tous n'ont jamais rien transmis?
Valsandre. Il fallait bien qu'il pointe son nez, un jour comme celui-ci. Cela aurait le mérite de pimenter l'échange.
***
Valsandre, tenancier du Rigsor, cousin de Mizar, poète et casse-pied en freelance.
***
Ils ont transmis. Contre leur grès.
A l'origine du Passage, il y a au moins l'intention de passer quelque chose.
Pas juste d'agir pour agir, ou d'agir librement. Sinon, oui, tous les actions entrainent un enseignement. Un Passage. Voir sont sources d'inspiration. Qu'en dis-tu,...cousin?
Petit sourire en coin, l'Assemblée se taisait pour laisser la parole à ce nouvel arrivant. Et il délivra une réponse sur un mode toujours très malicieux.
Ce n'est pas faux.
Une fois, j'ai vu Karl se faire aplatir par une caisse sur un chantier. Un type, sans folie, sans démesure. Toute sa vie il avait cherché à passer un truc sans savoir quoi. Et paff! Ecrasée comme une patate. Une vie pour rien.
Si au moins il avait essayé quelques vices, il se serait délivré de quelques désirs.
N'est-ce pas aussi une alternative? Chercher notre plaisir? Ce n'est pas incompatible avec la recherche de liberté après tout.
Ce n'était pas un hasard si l'autre n'avait pas évoqué la question du bonheur.
Mizar n'attendit pas, lui aussi amusait par ce qui s'apparentait à un échange un peu plus musclé.
Ce n'était pas leur première fois. Les deux cousins passaient leur temps à se chamailler et à défier verbalement, philosophiquement, artistiquement. Ils avaient reçu un enseignement quasi-similaire -quoiqu'il faudrait revenir sur ce point pour le nuancer- et n'avait eu de cesse de se mesurer l'un à l'autre, comme pour confronter des visions imperceptiblement différentes. Disons qu'elles étaient désormais un peu plus marquées, leur chemin philosophique s'était éloigné. Bien que leurs vies furent intriquées et le resteront indéfiniment.
Il pouvait aussi s'essayer à la vertu. Karl n'a justement jamais rien tenter.
C'est l'exemple parfait de celui qui par "peur" de préserver son choix, finit par ne pas choisir. Alors la vie a choisi pour lui.
Quant à mener une vie de plaisir...qui n'en voudrait pas?
La question est davantage de savoir si on ne vit "que pour son plaisir". Son nombril.
Mais je t'en prie, développes, je sais que sur ce terrain, tu es mieux placé.
Contre-boutade, ça vannait sec et sans ambages.
La riposte s'annonçait déjà.
Oui, je suis mieux placé. Et je peux dire que tu manques de nuances. Du moins ton discours n'entre pas dans le détail.
Il y a les concepts, mais où est la vie réelle? Le concret?
Où se trouve la frontière entre la finalité et le moyen?
Entre soulager un désir, et ne vivre "que pour le plaisir"?
Les gens ici, tu crois qu'il se pose la question tous les jours, quand ils vont manger?
Et le poète?
Tiens, tu as connu Aèdyr. Lui ne vivait que pour ses rimes.
« Car ta silhouette m'égare
Sur des courbes douces et infinies
Que ta peau dévoile par hasard
Jusqu'à ses plus délicieux replis. »
Il nous inventait chaque jour des nouvelles images. Et crois moi quand je dis qu'il nous a inspiré.
Pourtant je ne crois pas qu'une seule fois il ait eu pour intention de Passer quoique ce soit.
Si je te suis bien, lui n'a rien passé, donc il aurait fallu qu'il fasse autre chose que d'exercer son petit plaisir des Vers.
Sourire contenu de l'Aveugle, qui enchaina.
La provocation était facile, il savait que cela n'irait pas loin et que l'intention de Valsandre était davantage de troubler un peu l'ordre, plutot que de semer/passer le doute dans l'Assemblée.
Effectivement, il n'a pas eu l'intention de passer.
Mais c'est là qu'un peu de magie opère. Il faudrait donc distinguer l'action mécanique de celle organique.
Et je crois que ce qui est organique ne doit pas être contenu. Ton poète, je l'ai adoré aussi, il m'a inspiré aussi.
Par l'expression de son être, au plus profond de lui, il nous a rendu meilleur. A défaut, il nous a au moins diverti et a égayé nos soirées.
Parce qu'il avait quelque chose à exprimer.
Cependant, s'il s'était amusé à user de sa réputation pour nous livrer une poésie qui ne venait plus de ses tripes, mais d'un geste plus mécanique -ambitieux-...ne crois tu pas qu'on aurait décelé la supercherie?
Nous l'aurions remis à sa place.
Il en va de même pour celui qui ne cherche que son plaisir, comme de l'artiste.
Tant qu'il agit vraiment avec authenticité, nous acceptons son inspiration, son énergie.
Le jour où on découvre derrière l'authenticité, un théâtre de menteur, une coulisse d'intentions vaines...il sera chassé.
La réponse de Valsandre : un rire complice.
Fin de l'Acte. |
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Dans l'Entrelac, vous reconnaîtrez son empreinte entre toutes. La sensation de passer la main sur une peau rêche. Un léger amusement qui ne sera pas le votre. Une grande lueur puis...l'image: une pupille brûlée.
L'Aveugle
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Mizar
Comitaire actif
Kil'sin
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Le Dhiwara 16 Agur 815 à 00h17 |
"La magie opère", tu as osé me dire ça!
Même dans tes pires moments d'ivresse, tu n'as jamais sorti un argument aussi miteux! Ahaha.
Celui qui déclamait à s'en faire péter la rate, c'était Valsandre, évidemment.
La séance en plein air était terminé, l'assemblée dissoute, et les deux cousins s'étaient éloigné à peine du Puits pour venir se poser sur des bancs avec vu sur le Hall des Palabres. Forcément, du monde circulait. On entendait des discours se tenir à l'intérieur de la bâtisse magistrale.
Tu sais qu'avec ça, t'as perdu au moins trente pourcent de ton auditoire? Ahah!
A ce rythme, tu vas l'assécher ton Puits.
Mouahah..."la magie opère"...haha...
***
Sourire en coin, moqueur de Valsandre.
***
Mizar ne répondait pas.Son cousin voulait savourer son petit moment de victoire. Alors il le lui laissait. Et au fond de lui, il savait qu'il y avait un fond de vrai : dans un échange comme celui qu'ils avaient eu, on invoque pas la magie pour justifier un raisonnement. Même si c'est une image fondée. La formulation était maladroite. Quant à l'effet que cela pourrait avoir, là par contre il doutait que son public lui en tienne vraiment rigueur. Son cousin exagérait volontairement, pour mieux préparer d'autre sujet qu'il souhaitait aborder.
Qu'il approche ce vieux singe !
Et puis, faire l'éloge de concept abstrait, c'est fini. Les gens n'y pigent rien.
Liberté, Pouvoir, Déterminisme, Altérité, mouahah! Tu es fou, vieux frère!
Ils ne peuvent pas utiliser le dixième des notions que tu leur abreuves dans leur train train.
Là, c'était un coup qui faisait mal. La séance du jour ne portait absolument pas sur ces sujets. Elle avait simplement dérivé et malheureusement, cela offrait un argument à Valsandre. Et il n'était pas de ces joueurs frileux qui ne saisissent pas la chance après un bon jet de dé.
L'Aveugle rétorqua cette fois.
Ils comprennent davantage que tu ne crois et ils n'ont pas besoin de l'Ecole du Puits pour ça.
C'est ton tort, de toujours considérer les gens plus cons qu'ils ne le sont.
Contre attaque de Valsandre.
Et le tien, de les croire capable de devenir plus futés qu'ils ne le pourront jamais.
Ça fait un équilibre.
Zéro-Zéro, la balle au centre. Ils ne se regardaient pas. D'abord parce que Mizar avait perdu l'habitude de suivre la moindre tache sombre dans ce qui restait de sa vue. Quant à Valsandre, ses yeux suivaient les silhouettes qui passaient, à la recherche d'un jupon ou d'un sourire.
Il finit par déballer son affaire.
Je voudrais que tu écrives une pièce pour moi.
Hameçon laché, Mizar en guise de poisson dodu prêt à l'attraper. Ou pas. Le poisson répondit:
Je n'écris plus depuis...tu sais quand. Mon âme ne bat plus à ce rythme là cousin.
J'ai d'autres choses dans la tête. C'est trop agité là haut -tu n'imagines même pas- pour que je me consacre à ta prose.
Et puis, soyons sérieux. J'y vois plus rien, comment veux tu...
Valsandre l'interrompit.
...j'écris à ta place. Ta Muse t'inspire, et moi je fais respirer tes Mots.
Jolie formule. Ou Slogan facile. Du coup, riposte de l'Aveugle.
Alors écris la seul ta pièce.
Mimique renfrognée du cousin tenancier. Sa technique suivante consistait à sortir les violons et à broder un air bien mielleux.
Mtt! Mais tu sais bien que ça a toujours été toi la bonne Plume de nous deux. Tu es le meilleur théatreux de toute la Cité.
J'ai essayé, pas qu'une fois. Rien à faire, ça sonne creux.
Coup de pied vertical en plein sur la nuque -c'est une image-, de Mizar.
Pas de Passage, pas de Message. Rien d'étonnant à ce que tu ais du mal à dire des choses, puisqu'au fond, tu n'as rien à dire.
Ouille. Mais Valsandre était un dur au mal.
D'un air détaché, il pansa ses plaies.
Je suis pas mauvais en chant. On dit souvent que je suis un excellent interprète.
Et je récite à merveille des milliers de poèmes.
Mizar acquiesça, dans une grimace faussement impressionné.
D'ailleurs sa remarque résonna comme un faux compliment. Ou comme un compliment qui cachait une critique cinglante.
Oui...tu as toujours eu une mémoire extraordinaire.
Pourquoi tu ne te trouves pas un gratte papier ou un jeune bien inspiré à qui soutirer quelques lignes? On est des millions ici et il faut que tu viennes me demander cela à moi.
Le Rigsor va si mal que ça?
***
Au Rigsor, il y a des jolies dames. Et du théâtre.
Des gens qui rient et d'autres qui pleurent.
***
Double coup de coude, enchainement, retournement de situation. Le Mizar n'était pas en reste quant à blesser "là où ça fait mal". Le Rigsor, c'était le bébé de Valsandre. Très réputés auprès de ceux qui aiment l'art lyrique. Et les danseuses. Le divertissement des oreilles et des yeux. Et d'autres sens aussi. C'était Valsandre tout craché, un lieu de plaisir, plutot que de Passage. Ils avaient passé tous les deux une grande partie de leur vie dans ces soirées là, organisé par l'un ou l'autre. L'établissement s'offrait le luxe d'une scène de théâtre, qui lui avait clairement permis d'accéder à une très haute notoriété. Malgré ses moeurs, typiques des Rigoles, il y venait des kil'sinites de tout le Quartier. Et lors de certaines grandes fêtes, il devenait même un lieu hautement prisé par les visiteurs kildariens et kildéens.
Mais ça, c'était avant l'affaire des Funambules.
Et l'accident de Mizar.
Je prépare des Rêveries.
Gros sourire en coin du cousin. Réaction mitigée de l'Aveugle.
Après tant d'années? Tu nous ressors le coup des Rêveries d'Atmée?
Et avec qui tu comptes monter ça?!
Haussement de sourcils de Valsandre que Mizar ne pouvait pas voir, mais qu'il perçut toutefois très clairement. L'Aveugle renchérit.
Non, ça sera sans moi.
Si je vais à tes Rêveries, ça sera en tant qu'invité.
Ahh, les Rêveries d'Atmée. Un grand festival, un moment de fête et d'art, de grâce et d'intelligence. C'était une vieille tradition que Valsandre avait déniché dans un bouquin à l'époque où ils étaient ensemble à l'Ecole de la Lyre, avec Mizar. Un livre qui avait été pour eux une révélation. Il portait justement ce nom "le Rêve d'Atmée" et il parlait d'un Quartier de l'ancienne Cité, disparu désormais, où l'on célébrait l'art, la chair, le Grandiose et l'Etrange, dans un délire que seule l'Harmonie sait maîtriser. A l'origine de ces festivités, il y avait un mythe, celui de la Cité d'Atmée où semble t-il, tout était possible, y compris d'atteindre les Cieux. Et quitter Syfaria?
Toujours est-il, notre duo, dans leur jeunesse eut la folie de ressusciter ce morceau de culture krolanne oubliée. Et très vite, ce devint un rendez vous incontournable inter-Quartier. Parfois cela durait quelques jours, parfois quelques semaines. Selon les ententes forgées par le Talios en cours.
Et là, cela faisait près de dix ans qu'il n'y en avait plus eu.
Hormis quelques misérables tentatives, que nous ne prendrons pas le temps de citer en détails.
Tanpis.
Conclut Valsandre tout en se levant.
Son cousin qui abdique si rapidement, Mizar fronça des sourcils, redoutant une feinte venue de l'ombre.
Tu as encore besoin de..."méditer" apparemment.
Je comprends. Enfin, j'imagine que si je perdais ce que tu as perdu, il me faudrait du temps pour encaisser.
L'Aveugle n'en croyait pas ses oreilles. Son cousin qui sonnait une retraite sincère et ne partait pas sur une victoire à la Pyrrhus! Et avec un vrai ton sincère, authentiquement navré et véritablement empathique. Etait-ce de la culpabilité qu'il percevait aussi? Valsandre ne s'était jamais senti coupable de rien! Quant à la méditation, il fit mine de rien. Cela avait beau être son cousin, il n'allait pas lui parler de sa télépathie et des voix des centaines de Lanyshstas qu'il entendait depuis des mois. Des...années? Ils avaient l'un pour l'autre une confiance sans faille. Mais une confiance sélective.
Le grand krolanne s'éloigna sans demander son reste, faisant un vague salut à son cousin, sans se soucier si celui ci l'avait perçu. C'était le cas toutefois, Mizar était habitué au manière de Valsandre. Ils avaient pas besoin de se voir pour se comprendre. Il l'entendit marmonnait plus loin en ricanant "la magie opère, rohh le salaud! ah ah ah".
Un jour pourtant il faudrait qu'ils reparlent ensemble de l'atelier du Haut Verbe. De ce que l'un a perdu et de ce que l'autre n'a jamais pu venger. Car si il est une autre chose, qui se savait plus ou moins, concernant Valsandre, c'est qu'il avait le bras long. Et des méthodes peu recommandable. Et pourtant, de ce qui était arrivé à Mizar, rien avait jamais pu remonter à la surface. Un jour, il faudrait qu'ils en reparlent... |
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Dans l'Entrelac, vous reconnaîtrez son empreinte entre toutes. La sensation de passer la main sur une peau rêche. Un léger amusement qui ne sera pas le votre. Une grande lueur puis...l'image: une pupille brûlée.
L'Aveugle
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Mizar
Comitaire actif
Kil'sin
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Le Dhiwara 16 Agur 815 à 17h33 |
Non loin de la place, il y avait une esplanade. Un petit coin vivant où l'on vient se rafraichir le gosier à la sortie du Hall. Donc très vivant. Les discussions du jours trainaient en longueur. Il se disait que Paltar, du Comité des Rapporteurs, y intervenait sur un sujet forcément brûlant. Et pour une fois il ne s'agissait pas de la concurrence déloyale des Répéteurs, Coursiers, Tuyauteurs et autres réseaux de communications du Quartier. Non, il évoquait un problème de croissance anormale de la demande. Du blabla technique pour dire en gros que ça gueulait fort, le travail des réseaux explosaient tellement que les Comités n'arrivaient plus à suivre. Tout cela était lié aux Lanyshstas. A l'angoisse naissante au coeur des foyers du Kil'sin. L'Aveugle comprenait que cette peur là ne s'effacerait pas comme de la craie sur une ardoise. Ni avec des mots ou de la philosophie. Des groupuscules agissaient déjà dans l'ombre partout dans la Cité, frappant au hasard contre des cibles anonymes, des soit disant coupable, des monstres auto-déclarés, des mutants non identifiés mais que tout le monde pointait du doigt. Fallait voir la ruée et l'anarchie grandissante au coeur de la nuit, on était loin du roman d'aventure où le gentil finit par trouver le méchant et le tue pour le plus grand soulagement du public.
Au fond de lui Mizar sentait que le Vent tournait.
Le Kil'sin en venait même à oublier ses fondamentaux. Alors que tout était encore là. Rien avait vraiment changé. Juste une tournure d'esprit qui les rendait...aveugles.
Assis sur une des terrasses, autour d'un verre, Calliopée le consolait.
Tu le connais, il a toujours été comme ça. Et puis qu'il montre un peu de sagesse en vieillissant, ce n'est pas un mal.
Elle n'était pas douée dans ce rôle. Mizar la préférait au naturel, sans cette sorte d'empathie mièvre qui le fit grimacer du bout des lèvres. La remarque de la krolanne l'avait ramené à sa petite réalité. Et il employa un ton aussi désolé que cynique.
Tu n'y es pas, Calli.
Il y a quelques mois, il m'a demandé de faire le tour des échoppes pour trouver du matériel, des tissus, de quoi faire des costumes. Soit disant que "j'étais le seul à pouvoir obtenir la qualité au meilleur prix". Baratin! C'était pour les Rêveries, il commençait déjà à m’appâter.
Mais ce n'était pas tout, sa moue se fit plus détaché, parlant presque dans le vide.
Par contre, ses derniers mots...
...tu l'as dit, je le connais : ce n'était pas de la sagesse.
Il ne va pas lâcher l'affaire, il reviendra à la charge pour son festival.
Par contre, c'est bien la première fois que je le sens sincèrement désolé.
***
Calliopée, une femme qu'il faut pas embêter.
***
Calliopée eut un air moins conciliante, comme si les mots de Mizar lui firent tomber le voile de consolation.
Admettons, je ne vois pas où tu veux en venir.
Tu as senti de la compassion, et alors? C'est Valsandre, il a pu te berner.
Et si ce n'est pas le cas, où cela te mène?
Dis le, puisque tu le sais.
Tout de suite, le rythme changeait, elle l'avait traqué comme on traque une bête dans le coin d'une pièce. Allé vas y "Dis le!". Sauf que...
Non mais...je sais pas.
J'ai juste trouvé ça bizarre.
Acculé comme un enfant, il n'avait rien trouvé de mieux à répondre. Enfin, il avait retenu des mots, des hypothèses qu'il n'osait prononcé. Et puis au fond, il avait pas vraiment envie de parler de tout cela maintenant. La tête partagée entre les Projets Obscurs d'une Faction inconnue, et les Méandres des manigances de son cousin...son choix était vite fait.
Elle surenchérit.
Je vais le dire à ta place alors : tu penses qu'il te ment.
Qu'il te cache quelque chose.
Dis moi, Miz...ça fait combien d'années que tu te le traines ton cousin?
C'est seulement maintenant que tu as la sensation qu'il te ment?
Déchainée. Mais cela avait le mérite d'aller à l'essentiel. C'est souvent utile.
Mais comme souvent Calliopée ne s'en tenait pas à réduire les idées ou les simplifier. Elle voulait toujours aider à défaire le nœud. Mizar avait toujours aimé cela chez elle.
Ce qu'elle fit, par une question, sur un ton moins cinglant.
Cela ne t'a jamais dérangé avant, alors qu'est ce qui serait différent cette fois ci?
Qu'est ce qui était différent cette fois ci? C'est vrai ça. C'est vraiment ça la question.
Et à bien y réfléchir, c'était lui qui était différent. Aveugle, affaibli, vieillissant, Lanyshstas, envahis par les pensées d'un réseau de sociopathes mutants qui parlent de fin du Monde et d'épuration ethnique. Fallait-il continuer la liste?
Non, son cousin n'avait pas changé effectivement.
Et là encore, Calliopée se montra utile.
Elle prononça ses mots avec une certaine prudence comme si un passé douloureux lui avait enseigné à aborder le sujet avec des pincettes.
Moi aussi je te connais. Et tant que t'auras pas fait le deuil de cette affaire, tu vas ruminer.
La dernière fois que je t'ai dit ça, tu as disparu pendant des mois. Et puis tu es réapparu sans dire ni pourquoi ni comment.
Ca ne te va tellement pas de ruminer, toi le Sin'eth! De notre petite bande, c'était toi le vrai Passeur.
Regardes...depuis trois ans, tout le monde s'est dispersé. Qikasaro passe dans les Comités de Comptage je crois. J'ai entendu dire que Falin fricotent avec les Comités de Vigilance. Iwasa est retournée à la Mine.
Quant à Aléthée, elle...
Tentative d'interruption de Mizar, bien que le regard vide et tourné vers un ailleurs taché de gris et de noir.
L'évocation du dernier prénom l'avait incité à couper court à la liste de Calliopée. D'ailleurs, il fit comme si il n'avait rien entendu.
...et alors? Ya pas de mal? On peut être un Passeur à la Mine ou aux Entrepôts.
Pas besoin de de se pâmer dans l'art pour se targuer d'être un Saint Passeur.
La krolanne rétorqua à la mauvaise foi et l'ironie sans ménagement.
C'est pas le sujet. Évidemment que chacun d'entre eux a le Passage dans le sang. On a tous eu Sytrara comme précepteur. Seulement toi tu étais le ciment.
Mais toi justement, qu'est ce que tu fais?
La question surprit Mizar. Il se souviendrait de cette journée où tout lui échappe, tout le surprend. Heureusement qu'il était philosophe et qu'il ne s'inventerait pas des superstition après ça, mais il fallait avouer, qu'il s'en prenait plein la figure. La Réalité le cherchait, elle le taquinait, elle voulait le provoquer. Il y a bien un moment où il allait finir par réagir.
L'Ecole du Puits, tu me l'as transmise, il y a des années de cela. Et voilà que comme une fleur, tu reviens t'y poser?
Pourquoi? T'es en manque d'inspiration? Asséché? Toi, Montclaire de Sin, tu oserais me dire que tu ne sais plus quoi Passer?
Pourquoi tu es revenu, Mizar?
Qu'est ce qu'il s'est passé?
Un vrai fauve, elle ne lâcherait pas l'affaire elle non plus. Valsandre, c'était le Mensonge, Calliopée, c'était la Vérité. Mais il n'était pas question de lui parler des Lanyshstas. Non pas parce qu'il ne lui faisait pas confiance -au contraire-. Simplement parce que lui même n'avait pas terminé d'y songer. Et si il s'était mis en retrait, ce n'était pas une fuite, mais davantage une pause. Le monde est pressé, il faut agir tout de suite et maintenant, le Danger nous tombe dessus et...et c'est là qu'on se rend compte qu'on a pas pensé au temps qui passe. Qu'on a pas pensé au pourquoi, au comment. Toute sa vie, il avait eu l'esprit affûté sur les questions du monde, sur ce que le Passage nous incite à penser, à matûrer, à dominer avec légèreté. Toute sa vie, il avait vu le chemin, même quand il n'y en avait pas. L'exaltation d'une pensée maîtresse d'elle-même, faisant jeu égal avec le Réel.
Et en fin de compte, sur cela, il n'avait pas changé. Son esprit portait vers ces questions là naturellement. Il s'en délectait. Seulement il avait pris la mesure du "problème". Car il y avait un problème. Pas juste une question ou un exercice à résoudre. Ni un discours à faire ou une pièce à monter. Non, il s'agit d'une énorme entaille dans tout ce qui fait le Kil'sin, tout le tissu de la communauté. Une entaille qui se divisait en des milliers de failles partout dans la krolannité, dans les pensées de tous. La peur s'y insinuait. Mais derrière, le problème demeurait, et les fossés s'élargissaient. Et lui, Mizar avait vu l'ampleur de l'obstacle. Et dans sa folie, il n'a pas renoncé à le franchir.
Par contre, il avait eu besoin de méditer.
C'est là que Calliopée touchait juste : en méditant, il avait compris que cette nouvelle vie qu'on lui donnait, l'inciterait à oublier la précédente. Sauf qu'il en était hors de question. Mizar il était, Mizar il resterait. Pas imperméable au changement, mais à l'oubli de sa krolannité. Au fond, avant d'être krolanne, il était même davantage kil'sinite et cela avait son importance. Tout autant que les vieux dossiers de son histoire passé. Cette affaire des Funambules du Rigsor, il devait la mener à son terme. Pas seulement pour lui ou pour une sorte de Morale ou de Symbolique. Il fallait qu'il le fasse pour ces types morts dans l'incendie. Pour Aléthée. Et peut être un peu pour la part krolanne qui était encore en lui.
Sur l'esplanade, un joueur de sitar passait un air délicieux, comme une invitation à la flânerie, avant de retour dans le drame. En guise de réponse à Calliopée, il se leva à son tour. Décidé à ne plus subir cette journée.
Tu as raison, comme toujours.
J'avais besoin de temps pour penser.
C'est le moment de reprendre mon chemin. Par delà le Puits.
Il se posta à quelques mètres, comme si, malgré la pénombre, il parvenait à contempler la place des heures vives.
Le son du sitar accompagnait sa décision, cet instant savoureux où l'on sait ce que l'on doit faire et où il n'y a plus qu'à le faire.
***
Aléthée, veuve, de l'Ecole de la Lyre.
***
Calliopée ne le retint pas, elle resta même assise à boire son verre.
Avant qu'il ne parte, elle lui souffla.
Tu devrais aller la voir.
Il éluda.
Quand tout sera terminé, il faudra sans doute.
Oui, un jour de toutes façons il faudra.
Réponse qui n'en était pas une, mais la krolanne ne la releva pas.
Aller la voir. Aléthée. Une idée qu'il avait bien en tête. Mais pas sans le nom du coupable. Du fumier.
Un instant, il perçut l'agitation de l'Entrelac. Des pensées fusaient tout le temps dans ce réseau. Et il n'avait jamais vraiment coupé le son. Le peut-on vraiment? Disons qu'on peut faire sans. Faire le mort et se faire oublier. Mais la télépathie cache bien des mystères. Et les hasards qu'elle déploie sont de ceux qu'il ne faut pas fuir.
Au hasard justement, une pensée le croisa... |
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Dans l'Entrelac, vous reconnaîtrez son empreinte entre toutes. La sensation de passer la main sur une peau rêche. Un léger amusement qui ne sera pas le votre. Une grande lueur puis...l'image: une pupille brûlée.
L'Aveugle
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