Il était temps.
Depuis qu'elle avait entendu les spécifications de l'utilisation de l'anneau, elle savait que ce serait elle qui l'utiliserait, et elle avait immédiatement commencé à tendre son piège.
Oui, la seconde Vague était dangereuse. Oui, il y aurait des tensions internes à la troisième vague. Oui, il y aurait des trahisons.
Le tout, c'était d'en tirer parti.
Initialement, tout s'était déroulé comme prévu : les Entrelacs, dans leur partie exprimée, étaient logiquement unanimes : vaincre la Cité, c'était mal, et la seconde Vague était un problème. Ce qui n'empêchait pas qu'il y ait des décisions divergentes, simplement, ceux-là se tairaient. Se tairaient sur les Entrelacs, même s'ils pouvaient trahir en relatant les propos à la "faction ombre", ainsi qu'elle avait été nommée. C'était là le risque de cette communication hors-Entrelacs : que ceux qui en ait été exclus soient quand même capables de s'informer. Mais craindre l'existence d'un canal n'était jamais aussi efficace que commencer les manœuvres pour le garder sous contrôle, s'il commençait à se creuser.
Oui, il fallait plus d'informations. Oui, il fallait utiliser l'anneau. Oui, c'était l'occasion rêvée pour tenter de s'infiltrer. Cela, elle l'avait compris, et elle avait estimé logique que les autres le comprenne. Mais il y avait eu un grain de sable.
Le but était-il de se bâtir une image de héros, de se tailler une place ? Ou simplement une difficulté d'extrapolation ? Comprendre quelque chose était bien. Comprendre quelque chose tout en comprenant qu'on avait besoin de se taire pour maintenir l'efficacité était mieux. Et Dassen Dorn n'avait pas rempli cette seconde condition, en clamant haut et fort ses intentions d'infiltrer le groupe, et de faire de la désinformation.
Elle était bien d'accord, et la faction ombre était sans doute au courant. Mais il n'était pas encore acquis qu'ils soient au courant que eux l'avaient compris, et c'était un atout gâché... Tout comme avait failli être gâché le fait de se présenter immédiatement sous un jour un peu trop indépendant, un peu trop égoïste : s'arroger le droit unilatéral de communiquer avec la faction ombre n'allait pas lui faire des amis dans la troisième vague, c'était inutile qu'elle perde en plus les bénéfices de cela auprès de la seconde !
Résultat, il allait falloir jouer un peu plus serré, donner des informations un peu plus véridiques.
Le but n'était pas de foncer avec ses gros sabots et de dire "je vous admire, votre méthode a l'air parfaite, je veux vous rejoindre". Non seulement ils n'étaient pas stupides, mais en plus ils pourraient avoir l'usage d'une marionnette. Non, ils étaient, surtout, peu nombreux. Paranoïaques. Désespérément en manque de membres, mais paralysés par leur crainte que tout recrutement était un risque d'affaiblissement.
Alors il fallait les appâter, se montrer comme une proie, un atout qu'ils pourraient peut-être gagner s'ils jouaient le jeu finement.
Il ne fallait aucunement tenter de se vendre, mais se contenter de leur donner une furieuse envie d'acheter.
Des renseignements vrais, mais inutiles. A un voile de l'utilité, pourtant. Quelque chose qui leur donnerait envie de faire le pas suivant, de se poser en demandeurs.
Bon, on allait commencer par leur mettre une pression temporelle : Carmïnn avait donné rendez-vous d'ici quelques heures. En les prévenant la veille, ils auraient pu prévoir un comité de réception, en leur fournissant des informations incomplètes maintenant, elle leur donnait l'illusion qu'ils pouvaient intervenir, tout en les forçant à reprendre contact pour ce faire.
Enfin, en théorie. Dans la pratique, on verrait.
Dans son appartement non loin de la cache Lanyshsta, sa résidence "officielle" en marge des Puces Koï, Jade vérifia une dernière fois qu'elle avait bien clos les différentes issues, comme à la veille d'un départ prolongé -ce qui était effectivement le cas.
Son sac était prêt, elle n'avait plus besoin de sortir de cet espace clos avant cette nuit. Elle avait une nouvelle arme à infuser pour s'occuper, et tout un appartement plongé dans le noir à surveiller pendant encore quelques heures.
Mais avant cela, restait quelques ultimes préparatifs. Peut-être inutiles, peut-être dérisoires. Mais elle ne pouvait se permettre de sacrifier le moindre petit avantage. Et l'anneau avait réagit étrangement à leurs différents tests : peut-être une simple détection, pour savoir quand enclencher sa magie, mais peut-être un signe mal interprété de piège. Si ce n'était pas à espérer, il fallait considérer qu'elle serait immédiatement assaillie via l'anneau, potentiellement pour une injection d'idées sans que cela passe par la case réflexion. Comme avec Klem. Sauf que elle mettait la main sur l'attrape en toute connaissance de cause...
Tout d'abord, un champ de confusion, quand bien même il lui fallait puiser dans divers anneaux pour pouvoir le mettre en application. Pas une défense invulnérable, et même totalement inefficace en cas de décharge magique violente, par exemple, mais qu'on essaye d'exercer sur elle une attention constante, ou du moins prolongée, et les choses seraient rendues autrement plus délicates.
Ensuite...
Bon, ensuite, en fait, méditer un peu histoire de refaire ses réserves, car quand bien même le second sort était plus aisé, le premier l'avait sacrément amoindrie. Le tout était de s'arranger pour ne rien laisser après la seconde incantation : elle connaissait trop bien l'usage qu'on pouvait faire de la Korthomancie pour arracher des bribes d'informations en même temps que l'essence magique pour laisser cette petite porte ouverte.
Puis le second sort, donc, une manipulation mentale subtile qui avait fait ses preuves au niveau du Kil'darogan. En lui causant une migraine sévère après coup. Cette fois-ci, elle avait le temps, et il fallait en profiter pour s'appliquer, pour faire les choses finement : superposer à chacune de ses décisions un contrôle de celle-ci. Ne pas décider de lever la main pour prendre un verre, mais décider de décider de lever la main. Que quelqu'un tente de prendre un contrôle mental sur elle, et il se retrouverait emmêlé dans une toile mentale à plusieurs épaisseurs, très différente d'une architecture mentale classique. Pas forcément de quoi l'arrêter -ne pas être parvenues à percer complètement les mystères de l'anneau prouvait bien qu'il restait une différence de maîtrise entre eux- mais au moins de quoi perturber, et ralentir. Ce qui, combiné à l'effet du champ de confusion, pouvait être suffisant pour faire perdre ses moyens à un agresseur.
Gros point noir : s'il agissait comme une balise apte à mener un membre de la Faction Ombre jusqu'à elle, ce n'était pas en décidant de décider de se lever qu'elle allait pouvoir réagir rapidement...
On verrait.
Elle enfila l'anneau.
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